La nouvelle


De Jacques Villisech

« Aujourd'hui le cirque est en deuil, Mimosa est mort. Mimosa était le clown du Mondio Circus. Plus précisément, il en était l'auguste, celui qui a les cheveux rouges, une veste verte, des chaussures violettes, une cravate mauve, un gilet rose, des chaussettes fluorescentes, un chapeau jaune avec de gros pois bleus, Ce matin, le coeur n'y est pas. Monsieur Harry, le maître écuyer, n'a pas donné, comme il le fait chaque jour, sa leçon sur la piste de sciure propre. Cette leçon pour laquelle il revêt toujours son habit de gala, par respect, dit-il, pour le métier, pour l'élève, et aussi pour Sarah, la sculpturale jument noire, dont toute la troupe est si fière. Monsieur Harry est resté dans sa loge, roulotte numéro vingt-et-un. Boulou a tout de même donné la nourriture aux fauves, mais plus hâtivement que les autres jours, et sans s'arrêter à chaque animal, sans s'adresser par leur propre nom à la lionne Dora, aux deux tigres Sam et Dark, au léopard Fanny, au puma Django... La répétition de voltige a été annulée.

Les huit musiciens de l'orchestre n'ont pas fait la parade en ville, qui, comme d'habitude, eût dû commencer à dix heures trente, place de la Mairie. Un silence rare enveloppe le chapiteau, et les trente-sept voitures qui composent la caravane du Mondio Circus semblent recouvertes d'une brume, lente à se dissiper... Mimosa ne comptait que des amis dans la troupe : son caractère aimable, sa discrétion, la délicatesse de ses sentiments, le souci qu'il avait des autres, en faisaient le confident idéal, le bon collègue, le copain rassurant, l'ami, Mais Mimosa était un timide, de cette forme de timidité qui reçoit tout, qui absorbe et qui n'ose pas restituer. C'est sans aucun doute pour tenter de vaincre cette timidité qu'il avait cherché un moyen de rencontrer le public, de rencontrer les autres, ou mieux, de les affronter.

Pour cela il avait eu besoin d'un allié, qui n'était autre qu'un alibi : le rire. "Le rire n'est-il pas le maquillage des sentiments", pensait-il. Par le burlesque, par la dérision, par toutes sortes de ridicules, il espérait que cela serait plus facile. Et puis, et puis... sous ce superbe maquillage qui exigeait plus d'une heure de travail avant chaque représentation, n'était-il pas absolument méconnaissable ? Lorsque le public, attendant la sortie des artistes, voyait sortir cet homme d'âge moyen, de taille moyenne, au visage un peu pâle, nul ne songeait à faire le rapprochement avec Mimosa, le volubile, le cocasse, le tendre, l'espiègle, le bondissant Mimosa, multicolore comme un ara. Son portrait dans le programme était celui de l'auguste, et non celui de Monsieur Germain Guilleret, artiste de cirque, Ce Germain Guilleret qui avait débuté à l'âge de quatorze ans comme jongleur avec assiettes, anneaux, bouteilles et torches enflammées dans une petite troupe hollandaise qui parcourait à l'époque les plages du Nord et descendait parfois jusqu'à Dieppe. Sa mère, illustre trapéziste du trio fameux "Les Fabulos", était morte à la suite d'une chute lors d'un gala à Hambourg. Son père, saxophoniste, était aux Etats-Unis pour créer son propre orchestre et n'était jamais revenu. Non, décidément, personne n'aurait pu dire, même la veille du drame, que Mimosa présentait le moindre signe de fatigue, d'inquiétude ou d'angoisse. Ses brèves interventions pendant la préparation matérielle des numéros avaient été au contraire d'une exceptionnelle efficacité par la nouveauté de ses improvisations, par la fraîcheur de son inspiration, ces mots galvaudés prenant en ce cas tout leur sens. Il avait fait littéralement exploser la salle entière dans un rire viscéral, dans un seul cri, incontrôlable. Mais, fait plus rare, il avait également entraîné dans ce délire ses compagnons de travail, ceux des coulisses, et même les musiciens de l'orchestre, pourtant habitués, si l'on peut dire, à ses facéties. Le cirque est en deuil.

Les immenses affiches à dominante rouge qui égaient la ville ça et là sont devenues soudain autant de provocations, la tête de Mimosa en étant le motif principal, avec son incommensurable rire cerclé de blanc, son accent circonflexe grimpé au-dessus de l'oeil droit, sa perruque vermillon (immense salade près de monter en graine !) Il va falloir envisager une parade... à l'envers, sillonner la ville et ses environs pour annoncer haut et fort que : "le cirque ne jouera pas ce soir". Consternation, tristesse, étonnement, puis aussitôt interrogations et suppositions, Pourquoi ? Comment ? Quand ?...

C'est Manuelito, le garçon d'écurie, qui a découvert très tôt ce matin le corps de Mimosa au centre de la piste, paré de son plus beau costume. Pourtant, après chaque spectacle, il prenait le temps de se démaquiller, d'ôter son ensemble bariolé, puis il regagnait lentement sa roulotte personnelle, toujours un peu en retrait des autres. Pourquoi cette nuit-là est-il revenu en habit de clown, comme si une mystérieuse représentation l'avait appelé en piste ? Pour une ultime pirouette ? Quels lutins, esprits, feux follets ou autres gnomes avait-il invités ? Chacun en était déjà aux hypothèses les plus folles, aux interrogations les plus saugrenues, aux déductions les plus hâtives... et aux plus banales conclusions, après des jugements mélodramatiques et fantasmagoriques ! Un peu replié sur lui-même, les jambes à demi enfouies dans la sciure, Mimosa regardait vers le chapiteau, offrant un masque souriant, détendu, heureux.

- Il faut prévenir la police !

Quelqu'un avait tancé cette phrase avec l'esprit d'à-propos d'un témoin de la plus banale infraction.

-Inutile, coupa Monsieur Harry sans prendre le moindre temps de réflexion. C'est un suicide.

Irena, la jeune écuyère, le visage maquillé de larmes, rejeta brusquement la tête en arrière, saisie par la réplique prompte, inattendue et presque brutale, le mot "suicide" lui ayant fait l'effet d'une lame acérée venue se planter entre ses omoplates. Monsieur Harry enchaîna sur le même ton net et digne :

— Nous avons trouvé une lettre dans la chambre de Mimosa. Cette lettre est adressée à nous tous qui étions ses amis, sa famille : il n'y a, hélas, si j'ose dire, aucun mystère dans tout cela. Ce qu'il écrit nous met dans la confidence, dans sa confidence : c'est la solitude qui l'a tué.

Peu à peu tous s'étaient rapprochés. La troupe au complet, dans un même recueillement surpris, incrédule, écoutait la voix grave du patron, dont le timbre s'éclaircissait pourtant afin que chaque parole fût bien saisie. L'équipe était au centre de la piste, on avait spontanément allumé tous les projecteurs, toutes les rampes, comme pour un jour de fête, ou pour une représentation, ce qui signifie la même chose. Manquaient seulement à ce triste rendez-vous les beaux rires d'enfants, qui sont la raison d'être du Cirque !

- Voici cette lettre :

" Mes amis, mes bons amis du Cirque,
Avant tout j'ai besoin de toute votre indulgence, et surtout, de votre enthousiasme. Ne soyez pas attristés, un cirque triste n'existe pas. Je désire vous expliquer. Peut-être me comprendrez-vous. Voici :

Je me suis lancé dans un énorme tourbillon, dont je savais que je ne sortirai pas vivant. Pour vous tous, j'essaie de faire la lumière, mes bons amis : Vous savez qu'un auguste est un clown de couleur. Or, dans la plus pure tradition, un auguste se présente au public avec un partenaire, un acolyte, un autre clown, un clown blanc ! Ce que vous ne savez pas, c'est que toute ma vie j'ai cherché, j'ai espéré rencontrer ce clown blanc, ce complément, cette moitié, l'autre du couple clown, cet ami, ce complice, cet imperturbable, ce logique, ce normal qui m'aurait, devant un public ravi, couvert quotidiennement d'un merveilleux ridicule ! J'aurais eu besoin de sa raison pour abreuver ma fantaisie, de son bon sens pour orienter mon non-sens.

Je n'ai jamais rencontré ce double, je n'ai été que moi-même. Certains penseront que j'ai sombré dans la folie, j'affirme, moi, que j'ai sombré dans la raison. Tout ceci n'explique pas... le tourbillon.

Vous vous souvenez certainement d'un temps où, à l'école communale, le maître nous enseignait le phénomène de la décomposition de la lumière à l'aide d'un petit instrument rudimentaire composé d'une roue dont l'axe était relié à une manivelle. Cette roue était partagée de toutes les nuances de l'arc-en-ciel. Lorsque l'on tournait assez vite la manivelle, les coloris se mélangeaient... et le disque devenait blanc. Lorsque la roue cessait de tourner, les couleurs reprenaient leur place.

C'est soudainement que l'idée m'est venue de tourner sur moi-même jusqu'à ce que tous les coloris de mon aspect se mêlent, et que je devienne... un clown blanc.

Absurdité, folie, qui pourra dire le contraire ?

Un auguste blanc, ça ne se rencontre pas tous les jours, l'expérience valait la peine d'être tentée, mais je n'ai pas pu m'arrêter, et je vous quitte auguste-clown blanc... Clown blanc-auguste... Auguste-clown blanc... Clown blanc-auguste... Mimosa. »

Jacques VILLISECH